Le concept d’ubris, qui oppose la démesure insensée à l’ordre gouverné par la raison, se lie à Dionysos, à ses avatars et à ses entreprises — et, de façon plus générale, aux « mystères ». Cette figure divine est mobile, difficilement saisissable, et masque des visages multiples qui se cachent l’un l’autre. L’incertitude et le non-lieu caractérisent au premier abord ce dieu : il est né d’une mère mortelle, il a une double naissance, humaine et divine, il se plaît au jeu de l’étranger (à être le « dieu-qui-vient »), il n’a pas de domaine aux limites précises, pas d’emplacement fixe, et ses fidèles l’honorent là où leur groupe s’arrête, il choisit l’errance ; mais il n’en est pas moins un dieu de l’intérieur, il a sa place à côté des titulaires de temples et dans les fêtes anciennes de la Cité, notamment celles des phratries, celle du vin nouveau et des morts. C’est de sa puissance. de sa dynamis qu’il tient sa capacité de multiplier ses formes et de passer les frontières, dont celle qui sépare le monde des vivants au monde des morts. Il efface les coupures et brouille es classements, jette des ponts et fait communiquer ce que l’ordre doit nécessairement séparer pour être et se maintenir. Dionysos abat les barrières dressées entre le divin, le sauvage et le social. Ses fidèles tentent d’échapper à la condition humaine par une véritable régression, une fuite dans la bestialité ; ils s’ensauvagent, se comportent comme les grands carnassiers ; ils pratiquent le vagabondage dans l’espace non domestiqué et se repaissent alors de viandes crues. Leur dieu aime manger cru, frénétiquement, en donnant à cette violence — qui contredit le sacrifice civilisateur — une allure dramatique : elle est le terme d’une chasse éperdue qui débouche sur le déchiquetage de a bête à mains nues et l’engloutissement des chairs encore chaudes. L’ordre des hommes, de la Cité, est transgressé, subverti par cette dévoration; mais l’extrême sauvagerie que Dionysos entraîne avec lui « conduit du même coup à effacer toute distance entre divin et humain». « L’âge d’or côtoie sans cesse l’état bestial ; et Dionysos passe sans transition d’un monde paradisiaque aux folies de la chasse sauvage”. » Si un ordre est nié, l’actuel, c’est à l’avantage de celui, mythique, qui était au commencement, où rien ne séparait ni ne limitait et d’où toute rareté était exclue. Après la violence rituelle, la sexualité, menaçante lorsque rien ne la réfrène et qu’elle dispose d’une liberté dévoreuse. Dionysos est l’ « homme-femme » selon la qualification d’Eschyle. En lui les deux sexes ne peuvent se séparer et toutes ses manifestations mettent en cause l’élément féminin — sa compagnie est d’ailleurs celle de femmes arrachées à leur univers domestique. ll a vocation pour l’inceste, en conférant à l’union par mélange des générations, rituellement célébrée dans les cultes à mystères, un effet bénéfique. ll est l’ « amant de la reine », à Athènes, au moment culminant de la fête des fleurs, et, par cet acte, c’est la Cité, en la personne de toutes les femmes, qu’il épouse. Le dieu redoutable impose une fois l’an à cette cité dont toutes les normes sont masculines une union qui la fait femme ; pendant trois jours, il est le maître ; « il est plus fort que l’ordre olympien, et il remporte cette victoire à la tête d’une armée infernale qui attaque d’en bas ». La transgression sexuelle ritualisée, réitérant l’union toujours néfaste des dieux et des mortelles, figure le plus grave de tous les dangers : celui qui atteint la collectivité en ses assises domestiques, les fissurant et ouvrant passage aux puissances destructrices. Dionysos est associé au phallus, à une puissance d’engendrement qui lui permet de renaître éternellement de lui-même. A l’occasion de ses fêtes, il y a des phallophories, comme à Délos où un gigantesque phallus de bois doit être charrié ; bien davantage qu’un symbole masculin, celui-ci est l’affirmation d’un vouloir-vivre capable de briser tous les obstacles et de triompher de la mort — ce que Nietzsche estimait être la réalité fondamentale de l’instinct hellénique. Cette poussée vitale se révèle génératrice de brouillage dans les classements sociaux et de ruptures, créatrice de liaisons ou de communications interdites, propagatrice de mouvement et d’un désordre qui porte en lui la fécondité absolue. Dionysos fait parcourir le chemin à l’envers : les femmes qu’il entraîne rompent le mariage, ce passage qui les a conduites « de la sauvagerie à la civilisation ». Elles abandonnent l’espace civilisé, le foyer, et rejoignent les « lieux sauvages » afin de s’y livrer au libre mélange, elles renoncent à la tutelle d’Héra, la déesse matrimoniale, elles rejettent leur statut ‘épouses. Ces bacchantes ont fort mauvaise réputation, elles sont assimilées à des courtisanes qui « vont servir dans les déserts le bon plaisir des mâles» ; elles sont considérées comme des débauchées qui cachent leur débauche sous le couvert de « prétendus mystères », célébrations où l’orgie (« sur la montagne ») et la possession mystique se confondent. Dionysos est le maître tout-puissant des esprits, il s’empare des fidèles et leur impose la mania, cette démence à laquelle aucune force ne saurait résister ; par lui, une religion de polarisation orgiastique est confrontée aux religions fondatrices de l’ordre. Le rituel dionysiaque repose sur la croyance que toutes les manifestations de la vie se réduisent à un principe dont le dieu est la personnification ; lorsque celui-ci surgit en chacun des adeptes, au moment de la transe, il se produit une véritable appropriation du jaillissement vital, de cette exubérance toute soumission à un ordre. L’interprétation d’esprit psychanalytique fait du culte dionysiaque un moyen d’abaisser la frontière entre sol et l’autre, de vaincre l’altérité, de parvenir à une fusion communielle dans la participation collective au flux vital. Ceux que le dieu emplit de sa présence constituent d’ailleurs un groupe informel, le thiase, où se mêlent femmes et hommes, esclaves et citoyens : une communauté sans bomes et sans coupures exclusives. Dans la même perspective, le dionysisme a paraît comme offrant aux fidèles la possibilité « de vivre pleinement l’ambivalence du désir », de vider la mort de son sens redoutable, de dresser l’écran de la folie provoquée et rituelle face à la menace de la folie subie. En suivant Dionysos, il est possible de dresser l’inventaire des transgressions auxquelles la pensée grecque a ouvert le monde qu’elle organisait, de lever la carte des lieux de désordre auxquels elle devait faire lace au sein d’un cosmos ordonné selon sa raison. Le dieu excessif, mobile et maître de tous les égarements, générateur aussi de toutes les inquiétudes, brouille les formes par lesquelles l’ordre social est défini, bouleverse les valeurs fondatrices, nourrit l’exigence de dépassement individuel et de salut, autant que la protestation d’où naissent les forces de rupture et de subversion de la Cité. Pour ces raisons, et parce qu’il semble contredire la rationalité qui gouverne le monde grec, Dionysos apparaît comme l’étranger, « l’autre installé dans la polis ». En celle-ci, il a et il n’a pas sa place. Euripide a donné de cette contradiction une illustration dans Les Bacchantes : le retour de Dionysos à Thèbes y engendre le désordre et la conduit à l’éclatement ; mais le dieu montre dans le même temps qu’une cité entièrement gouvernable, toute tenue en son ordre, est en fait déjà morte. ll faut que le mouvement, porteur de vie et de renouvellement, mais aussi de mises en question et d’épreuves incessantes, trouve son cheminement. Ordre et mouvement doivent être ensemble, équilibres et processus loin de l’équilibre doivent coexister, comme la raison et ce qui la contredit jusqu’à l’apparence de la folie. On a dit de Dionysos qu’il lie deux systèmes de représentations du monde, deux logiques (à commencer par la masculine et la féminine), deux aspects indissociables — l’ordre de la rationalité et le désordre qui déborde celle-ci et la ravive. On a dit que Dionysos « est le lieu de toutes les contradictions majeures que la raison humaine est impuissante à assumer » ; parce qu’il provoque l’irruption de l’irrationnel et du sacré au centre de la Cité, « il est le paroxysme même de la tension tragique ». Si le dieu est l’ « emblème de la subversion dans l‘hellénisme », il en est tout autant la présence ineffaçable. il est le conquérant qui a droit au triomphe, son culte occupe une large place dans le calendrier religieux, mais sous la forme d’un système rituel ouvert aux possibles que la religion ordonnée ignore ou censure“.