Navire, navire, viens ! O lougre, corvette, barque, cargo, paquebot, Navire-charbonnier, goélette, gabare chargée de bois, Navire de passagers de toutes les différentes nations, Navire tous les navires, Navire possibilité de partir sur tous les navires Indéfiniment, irrationnellement, En quête de rien, en quête de non-quête, En quête rien que de partir, En quête rien que de ne pas être À la première mort possible encore en vie – L’éloignement, la distance, qui nous séparent de nous mêmes. Car c’est toujours de nous que nous nous séparons quand nous quittons quelqu’un, C’est toujours de nous que nous partons quand nous quittons la côte, La maison, la campagne, la rive, la gare, ou le quai. Tout ce que nous avons vu c’est nous, nous ne vivons que nous en vivant le monde. Nous n’avons rien que nous en nous et hors de nous, Nous n’avons rien, nous n’avons rien, nous n’avons rien… Seule l’ombre fugace au sol de la caverne entrepôt des âmes, Seule la brise brève que fait la conscience au passage, Seule la goutte d’eau sur une feuille sèche, inutile rosée, Seule la roue multicolore et sa rotation blanche pour les yeux Du fantôme intérieur que nous sommes, Larme aux paupières baissées Sur le regard divin voilé. Navire, qui que tu sois, je ne veux pas être moi ! Éloigne-moi À la rame, à la voile, à la machine, éloigne moi de moi ! Allez. Que je voie l’abîme s’ouvrir entre moi et la côte, Le fleuve entre moi et la rive, La mer entre moi et le quai, La mort, la mort, la mort, entre moi et la vie. Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 380-381.