Et je sens vaguement en moi ce bouleversement des choses qui fait que tout se met à la renverse, n’étant plus, le roman, ce miroir par quoi je comprends le monde, mais par effet de a cithare ou de Fougère chantant, c’est le miroir qui devient roman, où les choses passent à l’état de fiction, tout ce que je vois, ma vie, la réalité même, perdant tout sens moral, tout prend valeur d’être le reflet des fictions, de l’énorme trésor des fictions par quoi depuis toujours rêvent les hommes, et je suis à la fois Iago, Vivien, Wilhem Meister, Tchichikov, Lancelot, moi-même, Julien Sorel, le Dr Jeckyll, Petchorine, Gil Blas, Tom Jones, le Prince Mychkine, Jehan de Saintré, Heathcliff ou qui vous voulez, les faits authentiques à mes pas apparaissent faits de ma folie, j’y lance comme une bûche pour l’alimenter un instant tout le paquet des songes, et la flamme s’élève, éclaire l’ombre et ne me montre au bout du compte plus que toi, Fougère, mon amour, ma beauté, mon miroir.
Les songes partagés… voilà tout à coup que j’ai compris une grande chose. Voilà ce que sont les romans. On pourrait l’écrire sur la couverture. L’Education sentimentale, songe partagé. Par exemple. Et passe le temps d’un roman, comme un songe il se dissipe, nul ne s’en émeut plus, qui pleure à lire La Nouvelle Héloïse ? Est-ce que les romans meurent comme nous, je veux dire ce qui dans l’histoire est à proprement parler le roman, le songe ? N’est-ce pas qu’on se fatigue non du songe, mais de la forme d’artifice que le songeur lui donne pour tenter de le fixer ? Et si seulement, avec le monde changeant, le songe varie de forme, prend la couleur du temps, ne subsiste-t’il pas, n’entre-t’il pas dans le grand roman des hommes, ce trésor des histoires, où ne meurent ni Œdipe ni Tristan ni Hamlet… mais renaissent, remis en scène avec des machines nouvelles, de nouveaux acteurs, dec lumières inventées, le décors qui suppose tous les songes des peintres, la perspective changée, que sais-je?